La France en guerre en 2015 ?

L’année 2014 a été celle du centenaire de 1914. D’innombrables commémorations ont été commanditées pour célébrer la mémoire de la Grande guerre et les sacrifices alors consentis. L’année 2015 s’ouvre sur une attaque ciblée au cœur de Paris, les 7, 8 et 9 janvier, et une mobilisation nationale le 11, qui rappelle celle qui enflamma Paris début août 1914.

S’agit-il aussi d’une guerre en 2015? Et peut-on comparer 1914 et 2015 ? Assurément non. Aussi hâtons-nous lentement dans cet exercice de mobilisation des esprits qui pourrait vite se transformer en marché de dupes, notamment pour les militaires toujours prompts à se placer dans le sillage glorieux de leurs anciens. Parlons de la guerre avec un peu de recul et de méthode. Affranchissons-nous des schémas émotionnels proposés par des médias et des marchés associés pour se substituer aux exécutifs élus et orienter les comportements des peuples dans le sens de leurs intérêts marchands ou de leurs stratégies de pouvoir.

Parler en France de la guerre au début 2015, c’est pour moi se garder du patriotisme désuet comme de l’alarmisme pervers ; c’est s’abstenir de mobiliser indument le passé pour se donner le courage d’affronter l’avenir. Parler de la guerre au début 2015, c’est prendre la mesure d’un monde stratégique nouveau ou les guerres se font souvent sans combats, les combats sans batailles, et les batailles sans vainqueurs. « La grande guerre et la vraie (seront alors) mortes ensemble » prophétisait déjà Beaufre il y a exactement 50 ans dans son ouvrage limpide « Introduction à la stratégie ». Il n’est pas vrai, malgré les affirmations péremptoires de généraux médiatisés ou de prophétesses de malheur, que faire la guerre est l’exercice le plus naturel à l’homme, que les Etats ne peuvent s’y dérober et doivent être prêts à la conduire et à la gagner par un combat terrestre qui en est la forme la plus décisive. Ce fut sans doute pertinent dans le court ordre westphalien, ce le fut moins dans l’encore plus court ordre de Yalta, cela ne l’est plus dans le dérèglement de la mondialisation où la géo-économie semble supplanter définitivement la géostratégie. Si la violence est aujourd’hui bien présente dans notre planète de 7 milliards d’habitants, les guerres y sont moins nombreuses, notamment les guerres interétatiques. Et les victimes sont désormais principalement celles de conflits intraétatiques et de guerres civiles au cœur des populations de la planète. Le SIPRI est chaque année éloquent sur ce thème. La guerre dans son acception classique, celle de 1914, a muté en 1945 avec les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki comme en témoigne la victoire de 1991 restée froide comme la guerre qu’elle a soldée puis les guerres de décolonisation qui ont souvent conduit à des impasses stratégiques, faute de vrais combats et donc de vrais gagnants ou les actuelles guerres hybrides ou larvées des conflits asymétriques qui opposent la communauté internationale à des formations rebelles à l’ordre qu’elle veut imposer.

La grammaire classique de la guerre conventionnelle appartient à l’histoire, n’en déplaise aux nostalgiques, même si sa syntaxe, l’art qui la sous-tend, les disciplines qu’elle met en œuvre, -la stratégie, la tactique, la logistique-, ont aujourd’hui migré vers le monde économique où les compétitions pour les marchés ont remplacé les batailles pour la maitrise militaire des territoires. Même si on meurt encore dans des affrontements militaires sporadiques.

Je me suis longuement exprimé sur ce thème dans une réflexion publiée en 2011, que je ne reprendrai pas ici mais qui, je crois, se trouve confortée par les récents conflits d’Irak, d’Afghanistan, de Libye, du Mali et de Syrie (« Penser la guerre au 21ème siècle : des combats sans guerre ? ». Contribution à un ouvrage collectif, « la fin des guerres majeures » Economica- Juin 2010). Le débat sur l’éternel retour de la guerre est l’un des marronniers de la littérature stratégique française qui nous a trop longtemps servi de prétexte pour ne pas traiter sérieusement de sa mutation et de sa diffusion rapide et massive vers d’autres zones de confrontations, à la périphérie du champ militaire. A ce titre, l’attaque du 7 janvier était bien attendue par la communauté stratégique et il n’y a pas eu défaut de connaissance et d’anticipation des dangers. Regrettons que nous n’ayons pas su la dissuader, intimider nos adversaires et que notre posture de sécurité ait été mise en défaut malgré nos savoirs, nos alertes et nos moyens militaires et policiers.

Voilà pourquoi, je voudrais parler ici, brièvement et autrement, d’autre chose, de la guerre de France, de la guerre en France et plus tard de l’engagement des Français dans la sécurité de leur pays.

De la guerre de France d’abord. En effet, la France a été attaquée le 7 janvier au cœur de sa capitale par un commando militaire bien entraîné, commandité par une organisation qui l’avait désignée comme une cible à frapper. La France a donc un ennemi affiché et des forces adverses qui l’attaquent pour la punir de sa politique. Je mets de côte la dimension Charlie Hebdo qui n’aura été, pour moi, que l’allumette, certes fort bien choisie, de cette punition. N’en faisons ni le centre de notre réflexion, ni le cœur de notre indignation. Ce qui se passe est évidemment bien plus grave qu’une atteinte à la liberté de la presse.

De fait, nous voilà avec un ennemi déclaré et une cause antagoniste : nous sommes donc en guerre. Mais il y a deux difficultés de taille pour aller plus loin dans la qualification de cette attaque en guerre. Les attaquants sont français ; ce serait donc une guerre civile ? Les commanditaires ne sont pas un Etat mais une mouvance extrémiste. Ce ne serait qu’une simple question terroriste, relevant de la police, de la Justice et des services ? Mais cette mouvance, il se trouve nous l’avons soutenue activement au début avec ceux qui voulaient comme nous punir un président syrien autoritaire et répressif de n’avoir pas cédé aux charmes du Printemps arabe et laissé sa place aux takfiristes, ces patriotes salafistes qui se sont démasqués en voulant établir une dictature religieuse archaïque, celle-là même qui, sous le nom usurpé d’Etat islamique, crucifie, estropie et décapite ses opposants.

Nous connaissons en réalité ici le retour de flamme brutal et annoncé d’un engagement en pointe contre le dernier des piliers arabes républicains, protégé par son tuteur perse et réfractaire comme lui à un salafisme de combat qui sert les intérêts des monarchies du Golfe dans leur volonté de contrôle de l’Oumma. Nous avons été enrôlés à notre corps défendant dans une guerre de religion intra-musulmane, en pensant défendre la démocratie et le droit international. Castex dit bien qu’à la manœuvre principale, tout doit être subordonné. Quelle était notre manœuvre stratégique principale ? La défense générique de nos idéaux ou bien la stabilité du Levant ? La France était-elle entrée en guerre auparavant avec tous les contrevenants à l’ordre international qu’elle promeut ? En avait-elle mesuré ici l’impact sur sa sécurité et sur son projet stratégique ? De fait sa récente campagne de Syrie a déclenché ce retour de manivelle dont la liberté d’expression, celle de blasphémer, a été le prétexte, encore amplifié après le 11 janvier par la vague de protestation unanime contre la provocation journalistique suivante qui fut assumée politiquement. Nous nous sommes, en effet, impliqués imprudemment dans un conflit de pouvoir religieux dans une région que nous connaissons pourtant bien et sous la pression d’acteurs extérieurs peu soucieux des intérêts de la France.

La France qui a pris fait et cause contre le régime syrien se retrouve ainsi attaquée par ceux qu’elle a encouragés. Mais la liste est longue des formations criminelles soutenues au nom de la liberté et dans des combats biaisés pour disputer à tout compétiteur potentiel, et notamment au soviétique, l’hégémonie mondiale ; les Américains s’en sont même fait les spécialistes, des Contras, aux Khmers rouges, aux Talibans, pour finir par Al Qaida et aujourd’hui Daesch. Il n’y avait pas au départ de guerre de la France au Levant mais un engagement fort à faire tomber le régime de Damas, à n’importe quel prix, y compris Daesch. Mais maintenant que Daesch a frappé, que la formidable mobilisation du 11 janvier a internationalisé l’émotion, nous sommes privés de la responsabilité d’une riposte en légitime défense à l’attaque subie. C’est désormais la tâche d’une coalition qui vient de se réunir à Londres.

Prise à contrepieds dans ses stratégies levantines, diluée dans la conscience collective qu’elle a sollicitée, la France a perdu sa guerre contre le terrorisme et sort dévaluée dans le monde arabo-musulman qu’elle a inutilement froissé. Elle a perdu la bataille de la sympathie et de la cohérence qu’elle avait engagée avec succès le 11 janvier. Il lui reste à reprendre stratégiquement la main dans la région avec sagesse; ce qu’elle avait déjà commencé à faire avant le 7 janvier, notamment en réactivant son soutien engagé à la création d’un Etat palestinien. Au Proche-Orient, la France est du côté de la paix, pas de celui de la guerre, du côté de la modération et non de la mise en demeure, comme elle le fut récemment avec Téhéran et Damas.

De la guerre en France, ensuite. Cette attaque des 7, 8 et 9 janvier a conduit à installer immédiatement au cœur de la République, un état de vigilance maximale avec le plus haut niveau du plan Vigipirate et l’affectation à la sécurisation du pays de 10000 militaires supplémentaires, le plus gros effectif utilisable en temps normal. L’étape suivante aurait été l’état d’urgence avec la suspension d’un certain nombre de libertés publiques, des mesures d’exception d’ordre législatif et une mobilisation générale des Français pour leur sécurité. L’ultime, la déclaration de guerre mais à qui ? Un membre du conseil de sécurité déclare-t-il la guerre ? Non, bien entendu, il prend l’initiative de résolutions, sous chapitre 7. Le pays n’est pas plus prêt à l’état d’urgence qu’à la légitime défense, psychologiquement comme budgétairement. Et pourtant la demande de protection est forte car comme le montrent depuis longtemps tous les sondages, les Français placent l’insécurité au plus haut niveau de leurs préoccupations. Constatons pourtant que la France d’aujourd’hui n’a pas les moyens militaires et policiers d’être en guerre sur son territoire national. Et elle ne sait pas changer de registre comme on le fit rapidement en 1914 en adoptant une économie de guerre, dès que l’on eut compris que la guerre serait longue.

Mais intervient ici un facteur aggravant déjà cité, celui du profil des terroristes. Attaquée par des Français au cœur de sa capitale, la France a eu le réflexe immédiat de récuser la nationalité des attaquants et d’y voir des étrangers et les Français ont eu celui de mettre en cause le système policier de surveillance du millier de militants salafistes dangereux que la France compterait. Et en ce sens, je pense que la France est en état de guerre mais cette fois contre elle-même pour intégrer ses propres enfants. Ses démons ont fait, comme déjà exprimé, que la liberté et l’égalité ont pris en otage la fraternité sans laquelle aucune citoyenneté française n’est viable. C’est dans le terreau fragile d’une forme d’exclusion ordinaire trop facilement assumée qu’a poussé la détermination terroriste du commando.

Aussi, l’élan du 11 janvier doit-il conduire à de profondes réformes de la vie publique pour l’intégration des diversités dans une nouvelle forme de patriotisme moins fondé sur les communautés qui se côtoient et se mélangent comme depuis des siècles que tourné vers un contrat social nouveau qui mette à leur juste place les impératifs d’équité et de justice. Il faut mettre en marche une vraie société de projet conviviale, solidaire et ambitieuse pour tous, où la diversité est la richesse de la citoyenneté.

A cet égard, tous les travaux conduits depuis 20 ans sur le possible substitut au défunt service militaire ont achoppé sur des questions budgétaires ou organisationnelles. Cette formule nécessaire qui intègre ou détecte les loups solitaires est une des priorités d’aujourd’hui pour recréer du lien social, redonner du sens collectif et de la responsabilité partagée. L’autre urgence concerne la réforme profonde de notre système éducatif qui a renoncé à la notion d’autorité et relativisé à outrance les questions de vérité et d’éthique au nom d’une laïcité mal digérée. Qui ne regrette la façon stupide dont ont été vilipendées les valeurs de l’Etat français (travail, famille, patrie) au motif que ce furent celles de Vichy mais pourtant aussi celles de la France de 1914. Qui ne déplore le fait qu’un parti extrême se soit saisi de Jeanne d’Arc et ait ainsi défiguré celle qui a incarné une belle figure de jeune Française engagée pour son pays. L’histoire de France est devenue un enjeu politique majeur, un terrain miné et conflictuel qui divise les Français au lieu de les rassembler et la désastreuse dénonciation globale du passé colonial français en est un des exemples les plus critiques qui a barré définitivement la route de la citoyenneté française à des générations de jeunes Français dont les racines sont là-bas et l’avenir ici. La France du 11 janvier a le devoir absolu de réconcilier tous les Français avec leur passé si elle veut leur offrir un avenir. Un pays qui renonce à défendre son histoire se condamne à subir celle des autres. Ici la France de 1914 peut renforcer celle de 2015.

C’est donc un combat, une guerre intérieure contre des incohérences bien identifiés qu’il faut conduire et sans délai. Nos institutions le permettent mais encore faut-il que ce chantier républicain qui concerne notre sécurité soit identifié comme prioritaire. Ne cédons pas aux faux-semblants d’une guerre contre le terrorisme, pensée et conduite ailleurs qui nous détournerait de cette responsabilité collective de réhabiliter la France et de rénover son contrat social dont l’occasion nous est fournie par le rassemblement national du 11 janvier.

Souhaitons que la France conduise rapidement cette guerre interne et qu’elle puisse faire peau neuve pour entrer dans la mondialisation toutes forces réunies.

NB : je n’ai pas parlé d’Islam dans cette réflexion sur la guerre en 2015 car l’Islam est la une des victimes de cette attaque qui pourrait bien être avant tout une affaire française. Je pense comme Olivier Roy que les formes d’exclusion et la violence sous-jacente qu’elles produisent dépassent très largement la catégorie des Français qui ont des racines musulmanes.

JDOK

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